21.12.08

L'heure anglaise (1)

Contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, l'ambiance pluvieuse anglaise du Journal de Virginia Woolf s'accorde idéalement avec la lumière chaude d'un balcon tokyoïte à l'heure du thé vert, de quelques biscuits au macha et de la petite musique des carillons que le vent fait danser.
Contrairement à ce qu'on pourrait encore imaginer, si Virginia Woolf est une digne Anglaise qui maîtrise les codes de la cérémonie du high tea, c'est aussi une parfaite rosse dont le porte-jarretelle dégringole !
Si, de ses pages, j'extrayais tous les passages qui m'enchantent, mon journal deviendrait vite une simple copie du sien...

"Il n'y a que les rues bondées qui me permettent de penser -ou plutôt ce que chez une autre personne on appellerait "penser". Maintenant il me faut décider si je remonterai ou non à Londres pour une soirée à Gordon Square, où se produiront les d'Aranyi. D'un côté, je rechigne à m'habiller et à faire le trajet, de l'autre, je sais qu'au premier aperçu d'une fente de lumière dans le hall et au brouhaha des voix je serai aussitôt enivrée et je déciderai que rien dans la vie n'est comparable à une soirée. Je verrai des gens magnifiques et j'aurai l'impression d'être sur la plus haute crête de la plus grosse vague -au centre et en plein déroulement des choses. D'un troisième et dernier côté, les soirées passées à lire au coin du feu ici -à lire Michelet et L'Idiot, à fumer et bavarder avec L. en pantoufles et robe de chambre, ou l'équivalent- sont délicieuses aussi. Et comme L. ne va pas me presser d'y aller, je sais très bien que je n'irai pas. Il faut compter aussi avec la vanité. Je n'ai rien à me mettre pour la circonstance.
(Mercredi 6 janvier 1915)

Sur le chemin de halage nous avons croisé une longue file d'idiots. Le premier était un jeune homme de très haute taille, juste assez bizarre pour qu'on le regardât deux fois, mais pas plus. Le deuxième traînait les pieds et détournait le regard, et puis on s'apercevait que la file était en entier composée de pitoyables débiles à la démarche traînante, dénués soit de front, soit de menton, au sourire imbécile ou au regard d'une fixité sauvage, soupçonneuse. C'était parfaitement horrible. Il est bien évident qu'on devrait les supprimer.
(Samedi 9 janvier 1915)

La Day's, à quatre heures de l'après-midi, est le rendez-vous d'élégantes qui veulent qu'on leur dise ce qu'il faut lire. Je n'ai jamais vu une bande de créatures plus méprisables. Elles arrivent couvertes de fourrure comme des phoques et tout aussi parfumées que des civettes, condescendent à attirer à elles quelques romans du comptoir, et puis demandent languissamment s'il n'y a pas quelque chose d'amusant.
(Mercredi 13 janvier 1915)

J'ai emmené Max faire une promenade au bord du fleuve, mais nous nous sommes heurtés à bien des obstacles : un os qu'il a volé, mon porte-jarretelles qui dégringolait, une bataille de chiens, dont Max s'est tiré avec une oreille déchirée, saignant à profusion. j'ai pris conscience d'être très heureuse, bien que privée de toutes les choses excitantes qui autrefois me paraissaient constituer le bonheur. Nous avons discuté un bon moment à ce sujet, L. et moi. Et aussi du peu de valeur de tout travail humain, sauf dans la mesure où il rend heureux ceux qui l'exécutent. Ecrire à présent m'enchante uniquement parce que j'aime le faire, et me fiche comme d'une guigne, en toute sincérité, de ce qu'on peut en dire. Dans quels océans d'horreur ne doit pas plonger pour récolter ce genre de perles ? -toutefois, elles en valent la peine."

Virginia Woolf. Journal intégral 1915-1941

1 commentaire:

Anonyme a dit…

merci, c'est un régal...
Peter Charles T.