7.8.09

Les courriers de l'été (5 : la fille sur le pont)

"Je me réjouis de la publication à l'étranger de Pays de neige et de Nuée d'oiseaux blancs. Même les Américains sont loin d'être des imbéciles, et je pense qu'ils comprendront ce qu'il y a à comprendre. Est-ce que ce ne sont pas plutôt les Européens, avec leur rigidité d'esprit, qui manquent de souplesse pour appréhender la littérature japonaise ?
(...) Avez-vous lu
Etude à propos des chansons de Narayma, ce livre dont on parle beaucoup en ce moment ? C'est un roman écoeurant, à vous donner des cloques, le simple fait de toucher le numéro de Chûô Kôron dans lequel il est paru me dégoûte, il paraît qu'il va bientôt être porté à l'écran, mais il n'est pas question que je passe devant les salles de cinéma où il sera projeté : une littérature comme celle-là, bonne à provoquer des nausées, je trouve que c'est un peu un manquement aux règles.
(...) Tandis que j'écris cette lettre, un chat de près de 4 kilos dort sur mes genoux, il est aussi lourd qu'un haltère.
A l'approche des premiers froids, surtout prenez bien soin de votre santé."

15 décembre 1963. Lettre de Mishima à Kawabata.


(photo de Pays de Neige) 


Cher E.,

et quand bien même serait-on curieux de le savoir, il ne serait pas aisé de demander à un amour ancien, croisé par hasard et pour la première fois depuis tout le temps passé à ne plus l'aimer: "qu'as-tu fait de mes lettres ?"
Au moins toi, tu le sais. Et tu as pu imaginer la scène de la jeune fille aux cheveux mi-longs, la jeune fille en colère qui, depuis le milieu du pont, a jeté un à un tous tes serments dans le Cher.

Que s'était-il passé dans sa vie ce soir-là ?
Le sac était-il prêt à être jeté depuis quelques jours ou avait-elle consacré le dimanche entier à faire table rase de son passé ?
J'ai oublié son prénom et je ne l'ai jamais connue.
Quand bien même aurait-elle été debout devant moi, dans la boulangerie que je ne fréquentais que les jours de paresse car c'était la plus proche mais qu'elle sentait mauvais, comment l'aurais-je su ?
Dans la rue Lamartine, les maisons étaient basses mais un an n'était certainement pas suffisant pour en croiser tous les habitants.
Je n'ai donc jamais su qui elle était.
Mais ce dimanche soir, revenant d'Orléans, mon sac empli de provisions et de linge propre me sciant l'épaule, j'avais vu la poubelle éventrée, répandue sur le trottoir.
J'avais posé mon sac, rangé les produits frais puis étais ressortie, avais ramassé quelques enveloppes qui portaient son adresse.

S'étaient-elles fâchées ? Etaient-elles encore intimes ? Avaient-elles une chance de se croiser, un jour, rue Lamartine, rue Rambuteau, rue Erasme ou ailleurs dans le monde et que son amie lui demande : "qu'as-tu fait de mes lettres ?"
J'en ai quelques unes, seulement quelques unes.
Je ne les ai pas jetées. Dans l'une des enveloppes il y a une photo. Un homme jeune, les mains menottées.
De quoi commencer une enquête, en somme.

C'est une anecdote que tu connais, bien sûr. Mais peut-être l'avais-tu oubliée ainsi que la boulangère à l'air revêche et aux croissants décevants. Autant que ceux de la boulangerie des géants.
Mais ça c'est une autre histoire et nous en parlerons peut-être demain.

Je t'embrasse, à demain.



1 commentaire:

le consul a dit…

comment oublier la boulangère à l'air revêche, quand c'est là, le matin, tôt, très tôt, trop tôt, que j'allais acheter le croissant (pas bon), le pain au chocolat (pas meilleur) pour mon petit déjeuner; avant d'aller rejoindre les joies du travail agricole...